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dimanche 24 mai 2015

Afrique : « La croissance ne profite qu’à une minorité »

RFI
18/05/2015
http://sinathlafricaine.mondoblog.org/

Couverture du livre de
Sylvie Brunel paru aux
Editions Sciences Humaines
L’économiste et écrivain Sylvie Brunel revient sur les discours positifs qui entourent l’essor de l’Afrique aujourd’hui. Continent de demain, avenir du monde… la presse ne cesse de clamer une Afrique qui revient sur le devant de la scène. Dans son livre, l’Afrique est-elle si bien partie, l’économiste française prend du recul face à ces discours et interroge la durabilité de l’embellie africaine. 

Pourquoi avoir écrit un tel livre? 
Parce que j’étais gênée par cette espèce d’engouement sur le continent. Aujourd’hui, l’Afrique est la nouvelle frontière, c’est l’eldorado dont tout le monde parle et tout le monde s’ébaudit des taux de croissance africaine. Pour moi qui ai une longue expérience en Afrique et concernant l’Afrique, j’ai trouvé qu’il fallait expliquer au grand public qu’autant le pessimisme des années 90 n’était pas de mise, autant l’optimisme excessif d’aujourd’hui ne l’est pas plus. 

Quand René Dumont écrit l’Afrique noire est mal partie en 1962, il stigmatise le désintérêt vis- à-vis des paysans, les bureaucraties, la balkanisation du continent et il préconise que malgré les taux de croissance qui étaient déjà élevés l’Afrique ne puisse se développer puisqu’elle néglige sa paysannerie. Depuis, l’Afrique a connu 20 ans de croissance, des choses importantes ont été faites. Ensuite, elle a connu la crise de la dette et les plans d’ajustement structurel. Après la guerre froide, elle a connu la décennie des conflits, le multipartisme imposé par l’ extérieur. A partir des années 2000, c’est l’engouement de la Chine pour l’Afrique qui provoque ces taux de croissance élevés. La Chine est en quête de souveraineté. Elle découvre un continent avec des terres émergées importantes, continent qui suscite le désintérêt du monde et lui paraît continent d’avenir. Elle va donc s’y investir et provoquer cette embellie qui repose très largement sur le prix très élevé des matières premières. 


L’Afrique est le 1er marché du mobile au monde et pourtant vous dites qu’elle n’est pas si bien partie ? 
Concernant l’exemple du téléphone mobile, l’Afrique a fait un progrès extraordinaire car elle est passée à quasiment pas de lignes fixes à près de 700 millions de téléphones mobiles en circulation pour un peu plus d’un milliard d’hommes. Mais les opérateurs de téléphonie mobile, après des taux de croissance de l’ordre de 60 % par an se sont rendu compte que les consommateurs étaient très pauvres d’où la nécessité de faire appel à des cartes prépayées. Et puis la majorité de ces opérateurs sont dans une phase aujourd’hui de concentration, car les taux de croissance se sont ralentis. Il y a une sorte de saturation du marché qui oblige les opérateurs à se tourner vers d’autres services comme le paiement mobile ou la vente de smartphones. Des problèmes de pauvreté et de faiblesse du pouvoir d’achat subsistent. Finalement, quand on parle de la classe moyenne africaine, des 350 millions de personnes qui représentent une opportunité économique, il faut se rendre compte que sur ces 350 millions, il y a près de 200 millions qui ont entre 2 et 4 dollars par jour. Ce sont des gens à la limite de la pauvreté, et donc font attention à leurs dépenses. Cette classe moyenne est vulnérable. 

Comment expliquez-vous que les médias prônent l’afro optimisme ? 
Que l’Afrique bouge et que l’Afrique soit le continent de demain c’est une réalité ne serait ce parce qu’elle est le continent le plus jeune du monde et que demain, elle aura le dividende démographique: plus d’un quart des jeunes du monde vivront sur le continent d’ici 2050. En revanche, les médias occidentaux qui montrent aujourd’hui un certain engouement vis-à-vis de l’Afrique, ont besoin de belles histoires, de sucess stories et sur un continent de plus d’un milliard de personnes, il y a beaucoup de belles histoires. Mais c’est un peu un filtre. On affuble le lecteur de lunettes roses. On gomme un certain nombre de choses qui sont inquiétantes et qui montrent que si les dirigeants africains ne font pas preuve de bonne gouvernance, d’intégrité, le continent peut basculer dans des conflits terribles parce que paradoxalement, l’émergence attise les frustrations. 

Les taux de croissance grimpent, pourtant il existe une déconnexion entre ces taux de croissance et réalité ? 
L'Afrique est elle si bien partie? 

Les taux de croissance sont supérieurs à 5 % depuis le début des années 2000, mais souvenez-vous que les points de départ sont très bas. Sur les 54 pays, 27 ont un PNB par habitant inférieur à 1000 dollars par an. Même si vous mettez un taux de croissance de 10 %, ça ne va faire que 100 dollars. En combien de temps les pays africains vont-ils rattraper les 30 000 dollars des pays riches. C’est un progrès lent. Pendant ce temps le reste du monde continue à progresser. Ces taux de croissance très rapides cachent également d’énormes disparités sociales. Le continent africain est l’un des plus inégalitaires au monde avec l’Amérique latine. Or comme aujourd’hui, les gens ont des téléphones et ont accès aux réseaux sociaux, ils prennent conscience de tout ce qui leur manque. Ces taux de croissance ne touchent par ailleurs, que les jeunes urbains. Quant aux chefs d’Etat, ils mettent l’accentautour des métropoles littorales où la modernité est à portée de main et oublient les régions périphériques où les populations vivent dans la plus grande pauvreté. La croissance ne profite qu’à une partie, mais l’émergence change la perception de la pauvreté.

Dans une interview, vous montrez l’Angola et l’Ethiopie comme modèle. Est-ce un aveu des limites de la démocratie ? Dictature et développement sont-ils donc compatibles ?
La démocratie ne fonctionne que lorsque vous avez une classe moyenne alphabétisée. Si les adultes sont encore très peu alphabétisés, c’est la porte ouverte au clientélisme et aux beaux discours. Pour les investisseurs extérieurs, la stabilité politique est un critère essentiel pour investir. Deng Xiaoping disait “Peu importe la couleur du chat, pourvu qu’il attrape la souris”. Ce qu’on constate en Afrique, c’est que la prime est donnée plus à la stabilité qu’à la démocratie. Ce qui n’empêche que des pays démocratiques comme le Botswana s’en sortent très bien alors que d’autres comme le Rwanda de Paul Kagame réussissent au prix de la négation des droits individuels à remettre le pays sur les rails. Cependant, les mouvements comme yen a marre et balai citoyen montrent qu’il y a une aspiration de la jeunesse africaine qui est souvent éduquée, à une vraie démocratie qui reconnaîtrait ses droits. C’est insoutenable pour cette jeunesse africaine de voir l’ampleur des sommes qui sont détournées.
6 % du PIB du continent africain est envoyé à l’étranger sur des comptes privés, près de 250 milliards de dollars. Quand vous ramenez ce montant au 60 milliards d’aide publique au développement, 70 milliards envoyés par la diaspora et aux 80 milliards d’investissements directs, on peut en conclure qu’une partie de la richesse ne bénéficie pas ou profite seulement à un tout petit nombre d’Africains. 

Vous soulevez aussi la responsabilité des sociétés d’exploitation dans votre livre.
Les sociétés qu’elles soient africaines ou étrangères bénéficient de contrats favorables en contrepartie de financements occultes. C’est un vrai problème. Le deuxième problème, c’est qu’il faut réaliser l’ampleur des défis à relever pour les dirigeants africains. Aussi bien dans l’éducation où les classes sont surchargées du fait d’une population beaucoup trop jeune en majorité. C’est une difficulté technique qu’un ministre de l’Education nationale en France rencontrera aussi. En plus, les jeunes formés à grands frais vont exercer leurs compétences ailleurs. Il y a donc aussi l’exode des cerveaux.

La seule faute aux dirigeants ? Et les populations ?
Il y a une tendance à attendre des dirigeants qu’ils redistribuent à leur sphère familiale et privées. Quand on a un poste, tout le monde vient demander son dû. C’est difficile d’être intègre et de ne pas faire de traitement de faveur quand tout le monde vous demande au quotidien de rendre des services ou de donner quelque chose. Mais vous pouvez tout à fait être généreux pour vos proches sans pratiquer une corruption paralysante, or, c’est un peu le problème. Tout le monde est un peu responsable car les populations elles-mêmes ne respectent pas le bien public ou la chose publique. Quand elles peuvent se servir, elles se servent. Je crois qu’il faudrait dès le début de l’école apprendre aux gens que la chose publique doit être respectée et qu’on doit payer ses impôts.

Le système D (ndlr: débrouillardise) est le poumon de certaines économies. Vous pointez quand même du doigt le système informel. Pourquoi ?
Le système informel joue un rôle d’amortisseur social car il permet que le chômage ne soit pas insupportable. Mais quand vous avez deux tiers des richesses nationales qui sont produites dans le système informel, ça veut dire que l’Etat ne perçoit pas d’impôt donc il se rabat sur la TVA préjudiciable aux pauvres. L’autre problème du système informel c’est que le glissement entre l’informel et l’illicite, voire le criminel, est très teigneux, d’où la libre circulation des drogues ou des faux médicaments puisqu’il n’y a pas de contrôle officiel.

Votre discours aussi n’est-il pas à nuancer également ?
L’Afrique se modernise, se transforme, la pauvreté régresse. Il y a des exemples beaucoup plus encourageants que d’autres et d’autres pays qui alternent. Le Bénin est un pays exemplaire même si il y a toujours la contrebande et les dangers de Boko Haram. Il est donc important de toujours nuancer les discours.

Pourquoi l’Asie a réussi là où l’Afrique a échoué ?
Les revenus par habitant de la Côte d’Ivoire et de la Corée du Sud en 1990 étaient identiques. Ceux du Nigeria et de l’Indonésie aussi. C’est très intéressant parce que vous avez d’un côté deux pays pétroliers. Il y a en a un, le Nigeria, qui va “manger” son pétrole (sic), va sacrifier son agriculture, provoquer une économie de rente et ne va pas investir. Et l’autre, l’Indonésie, qui va devenir un pays émergent puisqu’il va mettre en place une véritable structure industrielle transformée. D’autre part, vous avez la Côte d’Ivoire et la Corée du Sud. Au départ, c’est la Corée du Sud qui est la moins bien partie. Le rapport Pierson de 1969 dit que la Corée du Sud est indéveloppable. Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire prend en main l’économie du pays et valorise les agriculteurs, c’était un modèle. La Corée du Sud, quant à elle va remonter la filière industrielle et devenir un vrai pays développé. La Côte d’Ivoire va subir la crise de la dette, la mort d’Houphouët-Boigny, “l’ivoirité” et puis le mandat cadeau de Laurent Gbagbo. Mais est-ce qu’il est acceptable que les forces rebelles venues du nord soient légitimées par la communauté internationale? On peut aussi se poser la question.

Quelles sont vos pistes de réflexion?
J’estime que les Africains sont souverains et pleins d’intelligence. Ils peuvent trouver eux-mêmes des solutions à leurs problèmes. L’Afrique est un laboratoire pour le développement durable. Elle a inventé beaucoup de solutions à des problèmes de notre monde aujourd’hui tels que la nécessité de la réutilisation et le respect de la nature qu’on voit notamment dans les sociétés animistes. La capacité à s’emparer de l’innovation si elle est intéressante. L’Afrique est un cimetière de projets. Si le projet n’intéresse pas les Africains, ils le laissent tomber. Elle a la capacité d’adopter très rapidement les innovations, même les innovations les plus élaborées. Elle peut donc tout apprendre au reste du monde. Mais encore faut- il qu’elle décide de s’unir et de donner le bon exemple à sa propre population. C’est de la responsabilité de tous. Chaque Africain incarne une parcelle de l’Afrique. C’est à chacun de balayer devant sa porte. “Le balai citoyen” nous concerne tous! Sinatou Saka

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L’ouvrage de Sylvie Brunel, "L’Afrique est-elle si bien partie", a reçu le « Prix Axyntis-Conflits du livre de géopolitique »

Épidémie d’Ébola, génocide silencieux des migrations clandestines, chaos suscité par l’explosion de la Libye… Alors que l’Afrique paraissait en voie d’émergence, l’actualité nous interroge : ce redressement est-il durable ? 

Jamais l’Afrique n’a été plus injuste : sa croissance économique s’accompagne d’un creusement des inégalités porteur de graves tensions. La grande pauvreté persiste, y compris dans les pays émergents. Des milliers de jeunes rêvent d’une autre vie, mais voient leurs espoirs fracassés par un Occident verrouillé et des élites campées sur leurs privilèges. Conséquence de ces injustices, la rancœur grandit au cœur des villes. De graves foyers de tensions minent l’intérieur du continent et menacent les littoraux arrimés à la mondialisation. L’Afrique émergente est assise sur une poudrière. 

Mettre en œuvre une croissance durable s’impose. L’Afrique a les solutions.

Spécialiste des questions de développement, Sylvie Brunel, géographe et économiste, est professeur à Paris-Sorbonne après une carrière dans les organisations internationales. Elle a publié déjà de nombreux livres sur l’Afrique, tous primés

Lu sur Editions Sciences Humaines

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